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Ecole supérieure d’agriculture à Moghren par Jean Pierre VENTRE

by Ryma Ben Younes

Un exemple de l’architecture de la période de la reconstruction en Tunisie

Introduction

La période dite « de la reconstruction » correspond à l’époque qui avait suivit la deuxième guerre mondiale. Elle a caractérisé l’architecture du XXème siècle. Cette période (1945-1975)  fut celle d’une intense production du bâti en Europe, au Japon essentiellement mais aussi ailleurs avec la reprise des activités de construction suspendus pendant la guerre. Son objectif était de reconstruire les habitations et les équipements détruits, de compenser le retard subit par le secteur du bâtiment et de créer de nouveaux édifices répondant aux nouveaux besoins dus aux développements socioéconomiques (équipements, loisirs, nouvelles habitations). Elle  correspond aussi à l’indépendance d’un grand nombre de pays colonisés qui se reconstituaient dans une phase dynamique riche en nouvelles théories, pratiques et technologie architecturales. D’ailleurs, le mouvement moderne en architecture s’est énormément renouvelé dans cette période par rapport à sa naissance entre les deux guerres. La naissance d’une nouvelle génération d’architecte accompagna la nouvelle demande sociale et urbaine et l’activité pratique y dépassa la production théorique.


La Tunisie était l’un des pays de l’Afrique du Nord les plus sinistrés par la guerre (les dégâts dans les villes étaient considérables mais non uniformément répartis) et l’histoire de l’architecture tunisienne en a été marquée entre 1943 et 1956. La reconstruction urgente du pays et l’impérativité de le replacer dans son présent, poussa l’Etat à faire appel à l’expertise de l’architecte Bernard ZERFUSS (Grand Prix de Rome en 1939) à fin de mettre en place un plan d’action (diagnostic, réflexion, application) avec des études urbaines et architecturales adaptées à la situation. ZERFUSS constitua alors, après l’établissement de son rapport de diagnostic, en Juillet 1943, un atelier d’architecture et d’urbanisme avec une équipe formée de  jeunes architectes, travaillant sous la direction de l’administration municipale et de l’urbanisme. Un seul parmi ces architectes recrutés (Jean Drieu La ROCHELLE, Jacques MARMEY, Roger DIANOUX, Michel DELOGE, Jason KYRIACOPOULOS, Jean Le COUTEUR, Etienne LAINGUI,  Michael PATOUT et Jean-Pierre VENTRE) exerçait en Tunisie (Lu Van NHIEU).

L’équipe travaillait dans un objectif de produire une nouvelle image architecturale et de créer un style local en s’inscrivant dans son environnement. Des visites sur l’ensemble du pays vont influencé cette production architecturale créant un mélange entre le moderne et les références locales, parfois sorties de leur contexte. Le résultat avait donné naissance à des volumes et des formes simples épurés et pratiquement sans ornementation superflue, qui introduisaient des détails architectoniques traditionnels comme les voûtes, la coupole et les arcades. Les matériaux privilégiés étaient ceux disponibles comme les moellons de pierres locales, les briques creuses ou pleines, le plâtre, la chaux… Ce choix économique, en temps et en argent, permettait ainsi de faire appel à la main d’œuvre locale connaissant les techniques de construction ancestrales.

L’œuvre de la reconstruction en Tunisie avait transposé unvocabulaire de l’architecture tunisienne à un langage importé de l’architecture « internationale » répandu à son époque, le style du Mouvement Moderne. Selon Charlotte JELIDI « Du second XIXème siècle aux années 1910 se développe un éclectisme orientalisant, puis au cours des années 1920- 1930 c’est un régionalisme maghrébin qui fait son apparition à la demande des autorités. Et enfin, après la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle forme d’hybridation architecturale voit le jour, inscrite symboliquement et a posteriori par ses créateurs dans le Mouvement Moderne».

Ainsi, fut née une architecture « tunisienne » mais « absolument pas régionale », «dans la mesure où la plupart des édifices construits au nord, ressemblent sensiblement à ceux du sud » (JELIDI). Cette production architecturale, au delà de son expression moderne, avait le soucis d’offrir la meilleure fonctionnalité et de mettre en valeur les accès et les espaces extérieurs aménagés avec de la verdure.

Parmi les équipements érigés à cette époque et dans ce contexte, nous présentons l’Ecole Supérieure d’Agriculture de Moghren (Zaghouan) conçue par  Jean Pierre VENTRE (1913-1979). J.P VENTRE, fils de l’architecte André VENTRE, est un architecte formé à l’École Nationale des Beaux-arts de Paris, élève d’Eugène BEAUDOUIN et Raymond GRAVEREAUX. Il obtient son diplôme en 1940. Il faisait partie de l’équipe de ZERFUSS en Tunisie, intégrant l’atelierde Roger Henri Expert.

Présentation générale de l’œuvre:

L’Ecole Supérieure d’Agriculture de Mograne (ESA Mograne), située à  50 Km de Tunis, a été crée en 1914 à Sidi Naceur puis transférée à Mograne en 1952 sous le nom du Collège Moyen d’Agriculture. Elle est devenue une institution supérieure depuis 1976 sous le nom d’Ecole Supérieure d’économie et de Promotion Rurale.

L’édifice a été conçue, sur un domaine de 800ha, par l’architecte français Jean Pierre VENTRE en collaboration avec son collègue Marcel FAURE. L’étude de la structure était confiée à Henri NOVAK et l’entreprise qui avait exécuté les travaux était celle de Mohamed KRIA (Sfax).

L’édifice est voisin de l’ancienne école de Sminja, crée au début de la guerre 1914-18 et qui ne répondait plus aux besoins de l’enseignement agricole en Tunisie. Le domaine rassemble les principales cultures existantes au pays allant de la céréaliculture au vignoble et à l’élevage.Ainsi, avec ce site  riche du point de vue agricole, les étudiants reçoivent des notions théoriques de la culture du sol et un enseignement pratique pour la mise en valeur d’une exploitation agricole avec des méthodes perfectionnées.

Destinée au départ à 126 internes, cette école comprenait un internat avec ses annexes, des classes et salles d’études, une bibliothèque, des laboratoires, des ateliers, des jardins d’essai, des terrains de culture, des jardins maraichers, une administration, une infirmerie, des logements de fonction, un château d’eau, un oratoire, des terrains de sport, une piscine et une ferme modèle.

Les travaux ont durés 2 ans (1947-1949)  pour permettre l’ouverture de l’école en 1952. Une extension du bâtiment, pour augmenter sa capacité d’accueil, a été réalisée dans un total respect de l’œuvre originale par l’architecte Hédi Derbel  en ?.

Fig1: L’Ecole Supérieure d’Agriculture de Moghrane et ses environs. Source: Google Earth

Organisation fonctionnelle de l’édifice:

L’école comprend, selon son programme initial:

  • Un internat avec des dortoirs, des chambres de surveillants, des vestiaires et des salles d’eau (lavabos)
  • Des annexes de l’internat: Réfectoire, cuisine et dépendances
  • Les locaux pour l’enseignement théorique: classes, salles d’études, bibliothèque, salles d’examens
  • Des locaux pour l’enseignement pratique: laboratoires d’agriculture, laboratoires de Génie rural, laboratoires de chimie, des ateliers (ajustage, moteurs, forges, menuiserie, charronnerie), des jardins d’essais, des terrains de culture, des jardins maraîchers
  • Une administration/ direction
  • Une infirmerie
  • Des logements individuels du personnel administratif, professoral, et surveillant
  • Des logements collectifs du personnel domestique (célibataires)
  • Un château d’eau
  • Une salle de prière un oratoire pour 200 fidèles
  • Des terrains de sport
  • Une ferme modèle

Fig2: Plan d’implantation de l’école. Source: Architecture d’Aujourd’hui, N°20, 1948.

Fig3: Aile de façade Sud-Est, 1948. Source:  Architecture d’Aujourd’hui, N°20, 1948.

Actuellement, après certains réaménagements et extensions pour s’adapter aux besoins évolutifs du bâtiment, certaines fonctions ont été rajoutées et d’autres délaissées. Les modifications plus ou moins lourdes sur l’édifice ont en été les conséquences:

            – la réduction de la surface des terrains de sport où une extension a été construite (le réfectoire actuel et ses annexes)

            – l’aménagement d’une fontaine avec un style différent de celui du bâtiment d’origine à l’entrée de l’école

            – l’aménagement d’un local chaufferie dans un ancien espace de rencontre et de détente où les banquettes en pierre sont encore visible.

            – le délaissement de certains bâtiments annexes de la ferme qui demandent à être restaurés et réhabilités comme l’idée en cours d’y installer une fromagerie.

            – le chai et la chapelle qui tombent en ruine et qui méritent aussi une réhabilitation pour les exploiter et les sauver

            – certains logements de fonction non utilisés depuis des années qui pourraient aussi être restaurés et réintégrés dans le fonctionnement de l’école comme par exemple servir de logements à louer pour certains invités ou visiteurs du domaine, selon l’ambition de l’actuel directeur monsieur Slim Rouz.

            – Les laboratoires

Nous remarquons aussi que certains locaux n’ont pas été finalisés à la troisième phase (schéma d’appuis) et ce pour des raisons que nous ignorons

Photos + plan schématique des fonctions actuelles avec des vues aériennes

Concepts  et parti architectural:

La distribution spatiale du projet a été étudié en fonction:

            – de l’orientation Sud-Est favorite dans la région

            – des bâtiments existants dont un chai de 125m de long

            – de la nature du sol et de la déclivité du terrain

            – de l’emplacement des points d’eau

            – de la vue sur les montagnes de Zaghouan

Le projet se présente avec un plan de type éclaté mais les éléments principaux du programme ont été groupés en un seul grand bâtiment pour un souci d’économie et de meilleure gestion. Ce choix permet  de donner à tous les locaux d’habitation une orientation identique et favorable tout en préservant l’intimité des occupants.

La fonctionnalité étant l’un des principaux souci, les différents locaux ont été aménagés sous forme de 6 grandes divisions:

  • Le bâtiment principal groupant l’internat, l’enseignement théorique et la direction. Il comprenait au départ:
  • le préau s’ouvrant sur la cour de récréation et les terrains de sport, situé au centre, en RDC
  • l’administration avec une salle des fête situées en RDC avant corps
  • le réfectoire, la cuisine, et ses annexes de service, situés à l’aile gauche, en RDC haut
  • les douches, des sanitaires et les laboratoires, situés à l’aile droite, en RDC bas
  • la salle de jeux, des sanitaires et les salles de classes, situés à l’aile droite, en RDC haut
  • les dortoirs, les salles d’eau et les vestiaires, situés à l’étage
  • Les services et les logements du personnel
  • Le quartier des directeurs et professeurs
  • Les ateliers
  • L’infirmerie
  • Les terrains de sport

Un portique en RDC dessert tous les locaux et une galerie ouverte à l’étage distribue les dortoirs. Les circulations extérieures, placées le long de la façade Sud-Est protègent entièrement les murs et les ouvertures contre le soleil d’été. Une frise de pare-soleil parachève cette protection, tant sur la façade Sud-Est que sur la façade Nord-Ouest qu’elle préserve du soleil couchant en été et des pluies en hiver.

les différents blocs en volumétrie avec leur orientation et repérage des détails des concepts

les façades et détails

Principes de construction et mise en œuvre:

L’architecte s’inscrivait dans le mouvement de l’exploration des visées de l’architecture moderne. Le bâtiment se présente sous une expression bien prononcée avec des lignes verticales et horizontales soulignées par des éléments architectoniques, des volumes distincts avec un jeu de hauteur entre les blocs, un dégagement de la circulation verticale sur les façades. L’utiliser de matériaux tels le béton, l’acier ou les éléments préfabriqués à partir des détails de l’architecte ont donné aux façades le rythme et la linéarité recherchée. En parallèle, et chaque fois que la structure le permet, il y a eu recours aux  matériaux locaux et aux techniques traditionnelles qui s’appuyaient sur l’utilisation d’une main d’œuvre experte dans l’exécution comme pour les voûtes, les murs en moellons et les arcs.

Prévue en trois tranches, les travaux ont débuté en Mars 1947 par la réalisation du quartier du personnel. Une deuxième tranche, achevée en Février 1948, assurant le logement, l’enseignement et l’alimentation de la première promotion de 42 élèves. La troisième tranche avait débuté en 1949. Dès le début du chantier, les plantations ont été commencées et leur réalisation s’est poursuivit parallèlement aux constructions.

Pour la mise en œuvre du projet, la construction avait utilisé des procédés  divers:

            – Des murs porteurs en maçonnerie supportant les planchers (particulièrement pour le bâtiment principalavec une portée identique sur 144m)

            – Des maçonneries apparentes rejointoyées

            – Des chainages et des linteaux apparents en façade, ceinturant entièrement les bâtiments avec un bouchardage des parties vues.

            – Une ossature en béton armé formant une galerie à l’étage et supportant les claustras des pare-soleil

            – Une couverture en terrasse

Fig4: Les logement du personnel, pendant le chantier en 1948. Source: Architecture d’Aujourd’hui, N°20, 1948.

Conclusion:

Le bâtiment est relativement bien entretenu grâce à la continuation de son intégration dans le cycle économique via son utilisation continuelle comme lieu d’éducation, depuis sa création. Malheureusement, certains locaux, étant délaissés puisqu’ils ne servaient plus, sont dans un état désastreux et appellent à une opération urgente de sauvegarde par leur restauration et leur réhabilitation en les adaptant aux nouveaux besoins de l’école.

L’édifice de cette Ecole Supérieure d’Agriculture de Moghrane est un exemple de notre patrimoine architectural qui demande à être reconnu et préservé par une activité adéquate. La contrainte économique, le paysage architectural traditionnel, l’idéalisme et le savoir faire de l’équipe de la période de la Reconstruction avait offert une diversité et une effervescence dans la production architecturale sur tout le territoire tunisien.

La production architecturale tunisienne de cette période d’Après-guerre est une alliance entre modernisme et tradition. Nous y retrouvons, d’une part, des éléments d’un style « international » avec son langage typique du mouvement moderne (lignes et volumes épurés et fonctionnels), et d’une autre part, une pratique traditionnelle « tunisienne » respectant les données naturelles, les traditions et usage socioculturelles, les matériaux et les techniques locaux de construction.

Cette œuvre que nous pouvons qualifier d’ « hybride » ou de « croisée » a créé une architecture « tunisienne » qui s’inscrit dans le paysage méditerranéen via ses couleurs, ses volumes purs à l’échelle humaine, ses jeux d’ombre et de lumière et ses formes avec l’utilisation des éléments architecturaux locaux (l’arc, la voûte, la coupole, le claustra…). «Cette production architecturale peut être, de nos jours, référentielle, dans le sens où elle propose un équilibre et une belle alliance entre l’architecture arabo-musulmane locale et l’architecture contemporaine du paysage international.» (Charlotte Jelidi, Actes du colloque  La création à l’épreuve du lieu, UIK, novembre 2015).

Ce que nous pouvons reprocher à ce mouvement serait l’unification d’une même expression sur le territoire national sans se préoccuper réellement des spécificités architecturales régionales qui font aussi la richesse de notre architecture vernaculaire, dans chaque coin de notre Tunisie.

Bibliographie:

  • Dhouib Morabito, H. (2010, janvier 29). La reconstruction en Tunisie de 1943 à 1947. Paris: thèse de doctorat Université Paris I Panthéon-Sorbonne.
  • Jelidi, C. Hybridites architecturales en Tunisie et au Maroc au temps des protectorats. Dans Architectures du Maghreb IXe-XXe siècle.
  • Revue L’Architecture d’Aujourd’hui n°20, 20 octobre 1948.
  • Abdelghani, N. (2007). La place de l’arc, de la voute et du claustra dans l’architecture de la Reconstruction. Mémoires de mastère en Architecture, Ecole Nationale d’Architecture et d’Urbanisme de Tunis.
  • Gharbi, S. (2016). L’architecture de la période de la Reconstruction: entre mimétisme traditionnel et transposition moderniste. Dans Actes du colloque  La création à l’épreuve du lieu, UIK, novembre 2015

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